
Il y a bien longtemps, le corps de Stani Nitkowski l'a
trahi. Depuis lors, il rage, tempête dans la souffrance !... Comme une
compensation, peut-être, comme un moyen de supporter l'insupportable,
comme une vengeance de l'esprit indomptable sur ce corps, l'homme s'est
mis à peindre. Et chaque toile créée a été - est - œuvre de chair et
de sang !
De colère, aussi, à l'origine, où il créait des tableaux très
colorés sur lesquels des visages intriqués en tous sens, plaqués de
rouges violents et de jaunes, se débattaient comme en quelque creuset
infernal... Conscient apparemment que la vie n'est qu'une farce dont il
vaut mieux rire, Stani Nitkowski faisait ricaner des faces édentées,
hurler des yeux serrés d'égarement, des regards menaçants ou
sardoniques, terribles à soutenir ! Ces têtes étaient de véritables
boules de cri, non pas d'angoisse, mais de révolte, mais d'existence ! Et
dans cette lutte, les rires confinant à la folie, étaient grinçants
comme si, obsédé par cette autre farce - ultime cette fois - qu'est la
mort, l'artiste allait chercher dans l'au-delà ces ombres d'humains ;
transférait sur sa toile les hallucinations de son esprit tourmenté ! Il
y avait dans ce chaos fait de grandes projections, éclaboussures,
coulures... qui éclataient à l'entour de ces gnomes, comme une
émergence violente et prégnante de la matière viscérale ! Mais la
bouffonnerie a des relents de tragédie, car s'y côtoient la peur et le
comique. Une expressivité trop grande peut-elle éternellement durer ?
Cette fascination de la mort fantasmatique et baroque a-t-elle paru trop
"extérieure" à Stani Nitkowski ? Ou bien a-t-il un jour
estimé que la couleur émoussait la force de l'image, qu'elle n'avait
qu'une signification secondaire ?
Aujourd'hui, les cris anarchiques se sont tus. Entre les lèvres toujours
ouvertes, le silence ! L'aspect charnel des visages a disparu, devenu
masques grimaçants et squelettes. Désormais muets, les corps se sont
lovés sur une vie qui leur est torture perpétuelle. Ils ne sont plus
qu'ombres fondues dans des limbes bruns dont les clairs-obscurs tronquent
l'intégrité ; des entités, des images incertaines dont la sobriété
subjugue le regard. Et Stani Nitkowski semble au bord d'un nouvel abîme
dont aurait changé la connotation mais dont le nom serait toujours la
mort, vertigineuse et fascinante ! Plus que les représentations
délirantes de naguère, ces oeuvres totalement introverties, ces sortes
d'hallucinations rentrées générées par l'acuité des fragments de vie
émergeant des espaces figés ; le mystère stagnant dans ce magma
originel, au-delà des éléments directement déchiffrables ;
l'utilisation parcimonieuse des couleurs - quelques dégradés de bruns
tachetant le noir -, ont sur le spectateur un impact immédiat si
puissant, qu'il lutte, pris au dépourvu, contre une grosse boule
d'angoisse - sa propre angoisse face à la réalisation de l'imminence de
SA propre mort -, qu'il déchiffre par le truchement des Chairs
déshabillées, du Purgatoire, de la quasi-indiscernable Avorteuse... de
l'Autoportrait sur lequel hurle, sans un son, mais plus fort que jamais,
de toutes ses dents luisant dans l'ombre, Stani Nitkowski !
Pourtant, celui-ci n'en a pas fini avec les émotions paroxysmales
auxquelles il soumet son entourage ! Restent les dessins à l'encre,
perdus au milieu de la page blanche comme autant de minuscules îlots de
martyre noyés dans une orbe de silence ! Et si jamais l'expression
"ne tenir qu'à un fil" a pris tout son sens, c'est bien sur ces
oeuvres réalisées d'un trait si ténu qu'un souffle pourrait le briser,
interrompre l'existence de ces corps éphémères dont la matérialité
consiste en taches appuyées sporadiquement du bout des doigts comme
autant de traces d'identité appliquées sur les membres déchirés, sur
les visages illisibles autrement que par la douleur s'échappant de leurs
bouches qui crient !...
Comment, dans ces conditions, se libérer des terribles témoignages que
donne de son agonie physique, Stani Nitkowski ? En se disant, peut-être,
que pour le sauver, il possède le bonheur inouï de l'action de peindre
devenue rite sacrificiel ! Qu'avec chacun de ses témoignages
autobiographiques déposés sur la toile comme autant de batailles
gagnées sur la mort, il offre à la vie un magnifique exemple de
créativité libératoire portée par un immense talent et imprégnée de
conscience artistique contemporaine !
Jeanine Rivais
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