A l’occasion de la publication de la « Mansarde à lucarne magique », éditée par deleatur et idées d’artistes, voici le texte de la préface rédigée par Jean-Marie Drot.

Lettre à Stani

« Il n'y a plus de ligne droite
ni de route éclairée avec un être qui nous a quittés. »
René Char


Tu me manques. Récemment, à San Sepolcro, j'ai choisi pour toi une belle carte postale de Piero della Francesca, un de tes peintres préférés : le visage du Christ ressuscité au-dessus des soldats endormis devant le tombeau. Comme tu crois aux signes, je t'ai dit : « Dans la petite ville toscane de sa naissance, Piero meurt le jour, le mois, l'année (1492) où Christophe Colomb découvre l'Amérique, se croyant enfin arrivé aux Indes... »
A la fin de mon message affectueux, comme toujours, j'ai salué « l'Ange », Martine, ta femme, et « l'Arbre », l'immense épicéa qui est au garde-à-vous, nuit et jour, devant la fenêtre de ton atelier. A l'instant où j'allais coller le timbre, soudain j'ai réalisé que tu n'habitais plus à l'adresse indiquée.
L'absence s'en vient lentement : pourtant, j'en suis convaincu, ceux qui s'éloignent continuent à nous rendre visite, à nous parler à l'oreille, et parfois se servent de la clé de nos songes. Mais toi, Stani, tu es toujours là. C'est pourquoi je t'ai écrit de San Sepolcro et aujourd'hui des Cyclades, dont un jour tu aimeras la lumière à nulle autre pareille. A côté de mes chers disparus, Marie ma grand-mère, la complice des arbres, Joseph Delteil à qui tu as dédié plusieurs de tes dessins, Yannis le peintre-paysan d'Athènes, Jacques, dominicain, le copain de Nicolas de Staël et de Bazaine, désormais tu fais partie de ma garde rapprochée... Vieillir, je t'en préviens, c'est tenter de vivre en paix avec nos fantômes, essayer d'apprendre leur langue et préparer pour eux des boissons fortes afin de les aider à vaincre le froid.
Une fois encore, le crayon à la main, je relis ta Mansarde à lucarne magique, ton « Livre d'heures », ton « Journal de bord » qui s'ouvre le 1er avril 1994 à 21 h 15 et se referme le 26 avril 2000... Même incandescence entre les mots que tu traces à l'encre de Chine et tes peintures. A coups redoublés tu frappes. Pour nous réveiller ? Nous faire sortir de l'indifférence ? « On ne crie jamais assez fort », m'as-tu souvent répété.
J'aime ta violence, tes poèmes de colère bleue, la véhémence de ton discours. Mais à propos de ton texte je ne parlerai ni de Chaissac, ni d'Antonin Artaud et moins encore de Samuel Beckett, comme adorent le faire les critiques diplômés. Tu es toi. Magnifiquement toi. Plein de vociférations, de cris. De passion surtout. D'ailleurs, il n'y a pas de grands écrivains, pas de grands peintres, il n'y a que des grands hommes. Et toi, tu en es un !
Je te revois dans la galerie des Filles du calvaire. Tu étais assis dans ta petite voiture rouge d'infirme, berger entouré de ses moutons. Fébrilement tu signais tes catalogues. Tu régnais. Un instant j'ai senti que, poussé, repris par la colère, tu allais briser ton stylo, en jeter les morceaux dans la foule, lancer le moteur de ton bolide et filer sur l'autoroute à la recherche du soleil... Vers le sud.
Le 26 avril 2000, tu écris « qu'involontairement exilé dans “la mansarde cellulaire” tu te nourrissais d'images en devenir ». Cette confidence m'en rappelle une autre, enregistrée sur bande magnétique : « A vingt-trois ans, j'ai commencé à ne plus pouvoir marcher. L'Association française contre la myopathie m'a offert un fauteuil roulant et une boîte de couleurs. Je l'ai très mal pris. Je ne voulais pas de fauteuil. Je voulais mourir. J'ai pris une lame de rasoir et je me suis tailladé les veines. J'ai été transporté à l'hôpital puis mon père m'a bouclé dans ma “mansarde”. »
Ainsi, nous mets-tu les points sur les i ! Ta « mansarde » ne ressemble pas à celle où dans de jolis coffres nous avons rangé nos jouets et nos boîtes à musique. Non, ta mansarde fut une prison. Un lieu de solitude. De douleur. Et à l'usage des sourds ou de ceux qui manquent d'imagination, tu précises : « Comment se barrer par le vasistas quand on n'a plus de jambes ? » Tu as raison. Il est difficile, voire impossible de se mettre à la place d'un autre. C'est pourquoi les rescapés des camps se taisent si souvent. Mais toi, astucieux Ulysse, tu as réussi à t'évader. D'une page à l'autre tu nous racontes les prouesses de ton exploit ; chaque dessin, chaque hachure, chaque coulée d'encre sont les illustrations de ta levée d'écrou. « Ainsi, de suture en suture, me voilà brinquebalant, marchant vers l'horizontale vie, attifé d'un certificat de garantie et d'un éventuel service-après-vente. »
Pourquoi ne pas l'avouer, j'aime par-dessus tout ton côté libertaire. Aurais-tu par hasard du sang gitan ? Tu es un aristo issu de la plèbe ! Dans ta « mansarde » tu as invité les amis à boire un verre pour célébrer ensemble ta liberté reconquise. En premier, ta mère Marie-Josèphe, « à l' échine courbée sous le fardeau de la vie ». Ton père Wladyslaw, « fier comme les miséreux mineurs de fond » et qui peu à peu « s'éteint, miné par la silicose et par l'absence de sa terre d'enfance, la Pologne ». Tes enfants : Ludovic, Raynald, Alban, Anaïs et Flavien dont le brusque départ a creusé en toi de si dangereuses ravines.
Au passage, avec amusement, je note que plusieurs de tes textes ont été griffonnés dans les bistrots de ta bonne ville d'Angers. Litanie de ces lieux de consolation et du voyage immobile pour isoler dans la foule les têtes amies : « Bar des Sept Sonnettes », « le Globe », « le Clos », « le Glacier », « le Buffet de la Gare », « le Café du Palais » (que tu as rebaptisé « de la Sentence »). Souvent nous y avons joyeusement déjeuné. Comme toi j'aime les zincs, les conversations sans queue ni tête, la familiarité immédiate qui en découle. Toi et moi nous avons souvent besoin d'un peu de chinon ou de bourgueil pour continuer notre route dans ce monde injuste et cruel. En « spécialiste », je devine ce que tes pages doivent aux bienfaits de l'alcool. Une complicité de plus entre nous deux. L'appartenance à la franc-maçonnerie des buveurs qui noient leurs angoisses dans le vin.
Le 22 juillet 1998 tu écris : « J'avoue mon inébranlable foi en un Dieu tout-puissant, même si j'affirme, pour ma part, que créer est un acte païen. » Pour une fois – du moins quant à la première partie de ton credo – nos chemins se séparent. Mais tu sais combien je respecte en toi chacune de tes croyances, même si je ne les partage pas.
Me bouleversent particulièrement les dernières lignes de ton « Livre de bord » : « La boucle est bouclée. J'ai essayé de dépoussiérer quelques toiles d'araignées porteuses de mémoire. Avec mes mots de fils d'ouvrier inculte. Ce que je disais dernièrement à mon compagnon de route, J.-M. D. :
La loi du plus mort est toujours le veilleur !” »
Mais non, cher Stani, jamais il ne faut prononcer ce mot noir. Entre nous deux le deuil n'est pas de saison. Si tu le veux bien, jusqu'à notre prochaine rencontre je m'en tiendrai aux paroles du poète persan Saadi : « Ne pleurons pas sur les morts qui ne sont que des cages vides dont les oiseaux se sont envolés... »

Jean-Marie Drot,
« l'oncle d'Ios »